" Une mécanique au loin se rapproche. C'est le rébarbatif vétérinaire Julien au volant de sa Voisin haubanée qu'il pilote en empereur romain... L'enfant ... voit en un éclair la majesté redoutable de ses traits massifs, irrités, méprisants. Un visage auquel on peut tout prêter, du meilleur au pire. Un visage qui domine le monde et qui croira encore le faire pendant un bon moment. Pendant ce temps, dès que le bruit d'os entrechoqués de la Voisin s'est estompé, le grommellement de la Durance se fait de plus en plus précis. Un troupeau couleur de fantôme s'avance, inévitable. Il a essuyé toute la pluie qui vient de s'abattre. Il vient de traverser le pont qui le dégorge comme un mal blanc. Le petit Giono s'enfonce comme une étrave dans ce moutonnement glacial et trempé qui lui mouille les jambes. Un pâtre noir et maussade (qui n'a aucun rapport avec le Tityre de Virgile), un agneau sur les bras, le mène en maugréant. Le regard de la misère filtre entre ses cils pour l'enfant sage et décemment vêtu qui passe.
Voici le pont. A l'antique guérite de bois vermoulu un écriteau est encore accroché avec les tarifs du péage : " troupeau : 10 cms, piéton chargé : 5 cms, charrette : 15 cms, voiture publique : 50 cms. "
On peut consulter à l'infini l'oeuvre de Giono, l'homme des béliers aux yeux bleus, jamais on n'y rencontrera un pâtre heureux, bucolique, fait pour exalter quelque sensible Mme de Sévigné à l'âme charmante. Chez nous les pâtres sont noirs et les troupeaux blafards. C'est au passage de ce premier pâtre de sa vie sur la route de la Durance que le petit Giono en prend conscience.
" Les promenades de Jean Giono ", texte de Pierre Magnan, photographies Daniel Faure, Editions du Chêne, 1994